Révélations de Disclose sur Thales : quelles responsabilités juridiques pour les entreprises du secteur de l’armement ?
- CABINET LE GALL AVOCAT
- 17 mars
- 5 min de lecture
Une récente enquête du média Disclose révèle que l’entreprise d’armement Thales, aurait vendu des composants électroniques et des systèmes de communication à Elbit Systems, société israélienne spécialisée dans la défense. Ces équipements auraient été intégrés aux drones de combat Hermes 900, utilisés par l’armée israélienne, notamment lors des opérations à Gaza.
Sans préjuger du bien fondé et du fond de cette affaire, ces révélations soulèvent une question juridique essentielle : une entreprise exportant des technologies utilisées dans des opérations militaires peut-elle voir sa responsabilité engagée si ces équipements contribuent à des violations du droit international humanitaire ?
En droit international pénal, une telle situation pourrait exposer l’entreprise d’armement à un risque juridique sous l’angle de la complicité de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, voire génocide.
Par ailleurs,Thales pourrait également voir sa responsabilité civile engagée au titre de son devoir de vigilance, une obligation légale imposant aux grandes entreprises de prévenir les risques d’atteintes aux droits humains liés à leurs activités.
Thales et l’équipement des drones israéliens : ce que révèle l’enquête de Disclose
Selon Disclose, entre 2018 et 2023, Thales aurait livré pour au moins 2 millions d’euros de matériel à Elbit Systems, un acteur majeur de l’industrie militaire israélienne.
Cette coopération aurait permis d’intégrer aux drones Hermes 900 :
Des transpondeurs de type TSC 4000 IFF, un système permettant l’identification sécurisée des aéronefs,
Des équipements électroniques facilitant la transmission sécurisée des données entre les drones et leurs opérateurs,
Des technologies de cryptage et de communication, utilisées pour piloter ces drones en zones de conflit.
Le Hermes 900 est un drone de combat, qui serait employé par Israël notamment lors des opérations militaires sur Gaza. Des rapports d’ONG et d’organisations internationales affirment que ce type de drones aurait été utilisé dans des frappes aériennes ayant causé des pertes civiles importantes, notamment lors des offensives de 2021 et 2023.
Face à ces éléments, des organisations de défense des droits humains, estiment que l’exportation de ces équipements aurait pu faciliter des actions militaires pouvant constituer des violations graves du droit international humanitaire.
Responsabilité juridique de l’entreprise d’armement : complicité de violations du droit international humanitaire
La fourniture de technologies militaires pouvant être utilisées dans des opérations controversées pose la question d’une éventuelle complicité de l’entreprise d’armement dans des crimes internationaux.
1. Complicité de crimes de guerre
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) définit les crimes de guerre comme des actes graves commis en temps de conflit, incluant :
Les attaques intentionnelles contre des civils,
L’usage disproportionné de la force,
La destruction de biens civils sans nécessité militaire.
Si, comme le révèle l’enquête Disclose, les drones Hermes 900 équipés par Thales ont été utilisés dans des frappes aériennes contre des infrastructures civiles ou des populations non combattantes, alors la question de la complicité de l’entreprise pourrait être soulevée.
Toutefois, la complicité d’un crime de guerre suppose un élément intentionnel. Cela signifie qu’il faudrait démontrer que l'entreprise d'armement avait connaissance de l’utilisation de ses équipements pour commettre des violations graves du droit international humanitaire. À l'inverse, si l’entreprise d'armement visée démontrer qu'elle pouvait raisonnablement estimer que ses équipements étaient destinés à un usage strictement militaire conforme aux normes du droit international, la responsabilité pénale pourrait ne pas être retenue.
2. Complicité de crimes contre l’humanité
Selon l’article 7 du Statut de Rome, un crime contre l’humanité est un acte systématique et généralisé contre une population civile, incluant :
Les assassinats,
Les actes de persécution et d’extermination,
Les destructions massives de zones civiles.
Si les équipements fournis par l'entreprise d'armement visée vont facilité des attaques de grande ampleur contre des civils, la question d’une complicité pourrait être posée. Cependant, là encore, il faudrait prouver que l'entreprise d'armement visée avait connaissance de ces actes et qu’elle a sciemment contribué à leur réalisation.
3. Risque de complicité de génocide
Le génocide est défini par l’article II de la Convention de 1948 comme l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.
L'Afrique du Sud a récemment porté plainte contre Israël devant la CPI pour génocide, dans le cadre de la guerre à Gaza. Si la Cour reconnaît cette accusation, alors toute entreprise ayant fourni une assistance technologique ou matérielle aux forces armées israéliennes pourrait être mise en cause.
Cependant, là aussi, la complicité de génocide exige un niveau de preuve particulièrement élevé. Il faudrait démontrer que l'entreprise d'armement visée avait conscience que ses équipements servaient un objectif de destruction ciblée d’un groupe humain. Sans cette preuve d’intentionnalité, la qualification de complicité de génocide serait difficile à établir.
Le devoir de vigilance de l'entreprise d'armement et sa responsabilité civile
La loi française sur le devoir de vigilance de 2017 impose aux grandes entreprises d’identifier et de prévenir les risques en matière de droits humains et d’atteintes graves à l’environnement dans l’ensemble de leur chaîne de valeur, y compris chez leurs partenaires commerciaux.
1. Manquement au devoir de vigilance ?
Pour respecter cette obligation, l'entreprise d'armement visée aurait dû :
Évaluer les risques dans sa cartographie liés à la vente de technologies militaires à une entreprise israélienne, en tenant compte du contexte du conflit israélo-palestinien,
Mettre en place des mécanismes de prévention pour s’assurer que ses produits ne seraient pas utilisés dans des violations du droit international humanitaire,
Rendre compte des mesures prises dans son plan de vigilance publié chaque année.
Si aucune diligence suffisante n’a été réalisée pour prévenir un usage problématique de ces équipements, l'entreprise d'armement visée pourrait être accusée d’un manquement à son devoir de vigilance.
2. Responsabilité civile délictuelle de l'entreprise d'armement
Si ce manquement est prouvé, l'entreprise d'armement visée pourrait voir sa responsabilité civile engagée devant les tribunaux français, notamment via une action initiée par des ONG ou des victimes civiles.
Une telle action pourrait viser :
Une réparation du préjudice subi par des civils affectés par l’usage des drones,
Une obligation de mise en conformité, imposant à l'entreprise d'armement de renforcer son contrôle sur ses exportations militaires.
Plusieurs précédents judiciaires en France montrent que les entreprises peuvent être poursuivies en responsabilité civile pour manquement à leur devoir de vigilance, notamment dans des affaires liées aux droits humains dans des zones de conflit.
Poursuites possibles contre l’entreprise d’armement
Si des éléments de preuve suffisants étaient réunis, l'entreprise d'armement pourrait faire l’objet de poursuites devant plusieurs juridictions :
Plainte auprès du Parquet national antiterroriste (PNAT), compétent pour les crimes internationaux,
Saisine de la Cour pénale internationale (CPI) si une enquête était ouverte sur les crimes commis à Gaza,
Recours devant des juridictions françaises, sur la base de la loi sur le devoir de vigilance et du droit civil.
Conclusion
Les révélations de Disclose mettent en lumière une problématique juridique essentielle : jusqu’où va la responsabilité des entreprises d’armement quant à l’usage qui est fait de leurs technologies ?
Dans le cas de Thales, la question de la complicité pourrait être soulevée, mais son éventuelle responsabilité dépendrait de la démonstration d’un élément intentionnel et d’une aide substantielle à des violations du droit international humanitaire. Cette question complexe relève du cadre du droit international et de la jurisprudence en constante évolution.
Par ailleurs, la question du devoir de vigilance demeure un enjeu central. Si les entreprises du secteur de l’armement opèrent dans un cadre réglementaire strict et sous le contrôle des autorités, les attentes sociétales et les obligations de conformité évoluent, notamment en matière de respect des droits humains et de gestion des risques dans les chaînes d’approvisionnement.
Dans ce contexte, il est essentiel de concilier les impératifs de sécurité et de défense avec le respect du droit international humanitaire. Les victimes de conflits armés, les ONG et les acteurs économiques partagent un même intérêt : garantir que les principes du droit soient respectés et que les risques soient anticipés de manière responsable.
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